L’émigration des ressortissants de Movelier au XIXème
siècle
par
Marie-Angèle
Lovis
Rue des Franchises 16
2900 Porrentruy
Jura Suisse
Emigrants sur l'entrepont du bateau le Samuel Hop, gravure, 1849
3. Représentation graphique des
départs
Répartition des émigrants
par sexe
Structure familiale
5. Quelles sont les raisons qui incitent à
émigrer ?
Les départs de 1843
Les départs de 1852-1855
Les départs de 1873
6. Quelles démarches entreprendre avant
le départ ?
7. La commune aide-t-elle matériellement ses
ressortissants ?
8. Quelles sommes la bourgeoisie est-elle
disposée à accorder aux émigrants ?
9. Comment la commune se procure-t-elle les
liquidités nécessaires ?
11. Quelles sont les tractations entre la commune et les agences d’émigration ?
Manière de procéder
Agences ayant conclu des contrats ou fait des offres
12. Combien coûte la traversée de
l’Atlantique ?
13. Comment s’effectue le paiement
du voyage ?
14. Quels pays attirent les émigrants de Movelier ?
- les Etats-Unis
- l’Algérie
- l’Amérique latine
Les documents suivants ont servi de base à cette recherche :
à la commune
Le Registre des bourgeois
Rapports
des préfets du district de Delémont, copies
La
Feuille officielle du Jura
L'Helvétie, La Gazette jurassienne, Le Jura, Le
Progrès
Les Registres de passeports
Les Rapports
des préfets du district de Delémont, copies à l'OPH
Les
informations fournies par M. Jean Christe, généalogiste, à la Bosse, Le Bémont
Les émigrants dont le nom est
précédé d'un * ont indiqué leur intention de partir, mais je ne suis pas
certaine qu'ils aient effectivement émigré.
Même si je les ai comptabilisés
comme tels et que ce ne soit pas le cas, leur nombre compense peut-être celui
des personnes qui se sont installées outre-mer et dont je n'ai pas trouvé de
traces écrites.
Ce
tableau tient compte de 141 personnes sur 145 pour lesquelles l'année de départ
est connue.
Cette
représentation graphique tient compte de 123 personnes sur 145 dont on connaît
l'âge au moment du départ.
A première vue,
il se dégage une légère prédominance féminine. Elle est
due au nombre élevé de filles de 0 à 14 ans. Est-ce le hasard ou
le reflet d'une réalité : les filles auraient-elles plus de chance de survie
durant les premières années de leur existence ?
Cependant si l'on tient compte uniquement des adultes de plus de 15
ans, ce sont 41 hommes qui émigrent et seulement 22
femmes. Parmi ces dernières, 18 sont mariées, 2 veuves et 2
célibataires en partance avec leur père et mère. Chez les hommes, 19 sont
mariés, 2 veufs et 16 célibataires dont une dizaine émigre sans les parents.
Mais ces hommes seuls peuvent être apparentés entre eux (frères).
Par conséquent, on peut en déduire que la femme suit son mari qu'elle
partage ou non sa décision. Elle ne prend guère le risque de s'aventurer seule
au-delà des mers tandis que les hommes célibataires sont beaucoup plus nombreux
à entreprendre une telle démarche.
Structure familiale
Une autre caractéristique de cette pyramide des âges est une forte
proportion d'enfants de moins de 15 ans (60). Ils représentent le 50 %
de
l'effectif. Leur importance est typique d'une émigration à caractère
familial.
Le nombre d'enfants par couple est nettement plus élevé en 1843 et
dans les années 1850. Prenons, par exemple, les mères âgées de 41 à 48 ans :
elles ont entre 9 et 4 enfants tandis qu'en 1873, ce nombre d'enfants tombe à 3
ou 4 seulement.
Les
adultes entre 15 et 44 ans,
que l'on suppose en pleine possession de leurs forces physiques, concernent
seulement le 37 % du total (46).
On y retrouve les parents, les quelques
célibataires partant seuls, mais certains d'entre eux peuvent être rattachées à
des familles sans que ces liens n'apparaissent à première vue.
Une
[1]étude
portant sur l'âge des émigrants de l'ancien Jura bernois dans les années
1910-13 met en évidence une structure des classes d'âge tout à fait différente
de celle de Movelier. Le nombre d'enfants en bas âge est faible tandis que
celui des adultes entre 20 et 40 ans est très important. On peut en déduire
que, si au fil du temps, les émigrants évitent de se charger d'une nombreuse
famille, c'est qu'il est de moins en moins évident , à l'arrivée, de pouvoir
s'établir rapidement sur des terres. La présence de nombreux enfants est un
handicap lorsqu'on séjourne dans un port dans l'attente de trouver du terrain
ou un emploi en ville.
Quant
aux personnes de plus de 50 ans (11), elles totalisent le 9 % des émigrants. Ce sont
des parents âgés, parfois veufs, qui émigrent avec leurs enfants adultes
célibataires (et) ou mariés.
Peut-être
seraient-ils restés seuls et tombés dans l'indigence s'ils n'avaient pas suivi
leur fils ou fille outre-mer. Ce type de familles élargies où se retrouvent
trois générations peut regrouper de 11 (les Monnin) à 16 personnes (les Broquet
François).
Cependant
malgré leur âge avancé, quelques pères
ont encore des enfants très jeunes. Par exemple, François Broquet, 71
ans est le papa de deux garçonnets et d'une fillette, de 9 à 3 ans. Il faut relever que sa troisième
épouse n'a que 42 ans. Dans cette famille, l'esprit de clan joue un rôle
important ! Des enfants de sa 1ère et de sa
deuxième femme se joignent à lui ainsi que les deux illégitimes de sa 3e
épouse ! Il sera certainement bien soigné dans ses vieux jours ! Le cas des
époux Guillaume Moritz, 59 ans, et Marie Rose Crevoiserat, 62 ans, semble plus
problématique. Le mari est aveugle; le couple part seul. Apparemment seulement
car ils se joignent aux deux enfants adultes que Marie Rose a eus d'un premier
mariage et qui partent de Pleigne.
En conclusion,
les convois qui s'acheminent de l'autre côté des mers rassemblent surtout des
groupes constitués des parents et des enfants. Mais ces familles nucléaires
sont souvent apparentées entre elles. Ce sont des frères, des sœurs, des
beaux-frères et belles-sœurs. Parfois les grands-parents se joignent aux
partants. A ces regroupements familiaux à l'intérieur de Movelier s'en ajoutent
d'autres entre membres d'une même famille dispersée dans les villages voisins
(Pleigne, Mettemberg…)
Emigrer
n'est pas une décision prise à la dernière minute, mais en général une réponse
réfléchie à des conditions de vie difficiles, ou jugées comme telles. A un
moment donné intervient un événement nouveau, la goutte d'eau qui fait déborder
le vase pour certains individus. Ils décident alors de rompre avec leur village
natal dans l'espoir de trouver une situation meilleure outre-mer.
A Movelier, les vagues
de départs sont précises. Il s'agit
·
de 1843,
·
de 1852 à 1854 et
·
de 1873.
Examiner
la situation économique de la
commune à ces différentes époques permet de trouver des éléments qui ont poussé
des bourgeois à s'installer outre-mer. Comme les archives communales ont été en
grande partie détruites par un incendie, ce sont les rapports des préfets pour
le district de Delémont qui cernent le mieux le paysage économique de la
région.
Les départs de 1843
L'agriculture
et l'élevage du bétail sont les uniques ressources de Movelier au début des
années 1840. Pas de gisement de fer, pas de fonderie, pas d'horlogerie comme
dans d'autres localités du district de Delémont, et le tissage de la soie, qui
est très répandu dans le val Terbi, n'est pratiqué que par très peu de
familles. Par conséquent, pas de possibilités de revenu complémentaire.. Au
début des années 1850, le préfet considère toujours cette localité comme un
village "de peu d'aisance" comme
ses voisins Pleigne et Ederswiller.
A cette
époque, les méthodes de travail dans le secteur primaire sont encore archaïques
malgré quelques progrès. Les rendements faibles n'arrivent pas à nourrir une
population en expansion. Dans son rapport de 1843, le préfet insiste
sur ces aspects en signalant que le morcellement des terres dû à
l'augmentation démographique et à la division des héritages aggrave les
difficultés et tend "à faire de
biens petits cultivateurs d'une foule de fils de paysans". Il n'y a
pas lieu de s'étonner si plusieurs familles peu fortunées se laissent tenter
par l'Algérie et l'Amérique d'autant plus que la propagande des agences
d'émigration leur fait entrevoir des chimères. Toujours dans le même
rapport, le préfet signale que
"Dans ce moment une
compagnie française engage des personnes à partir pour le Texas. J'ai prévenu
la plupart de ces personnes des risques qu'elles avaient à courir dans ces pays
éloignés; mais la manie de l'émigration leur fait fermer l'oreille à tout
conseil".
Les départs de 1852-1855
La
situation économique déjà précaire lorsque les conditions météorologiques sont
normales devient encore plus difficile dès l'apparition de la maladie de la pomme de terre
à la fin des
années
1840 et catastrophique lorsque plusieurs années de mauvais temps se
succèdent comme de 1851 à 1853. Je cite le préfet dans son rapport de 1850 :
"le nombre des pauvres ne
serait pas si considérable si la dernière récolte des pommes de terre n'eut pas
été si mauvaise, aussi dans certains villages, des personnes qui jusqu'à
présent pouvaient se tirer d'affaires, se voient dans le cas d'avoir recours à
la charité parce que d'un côté ils n'ont pas de pommes de terre et que d'un
autre côté, elles n'on pas de travail. Je signalerai dans ce district les communes de Mettembert, Movelier et
Pleigne où les populations sont sans pain et sans travail".
En
1851, il renchérit "la maladie des
pommes de terre, fléau qui prive le plus grand nombre de gens de leur principale
nourriture," a encore ravagé les récoltes.
"C'est sans doute ce
triste résultat qui engage un si grand nombre de citoyens pauvres ou
appartenant à la classe peu aisée, à tourner les yeux vers une autre patrie et
à solliciter des bourgeoisies des secours pour émigrer dans les Etats-Unis
d'Amérique, où ils espèrent rencontrer des adoucissements à leur malheureuse
situation".
En
1852, bien que la maladie de la pomme de terre ait un peu diminué, "les céréales qui d'abord promettaient
une récolte abondante ont été fort endommagées par la grêle, les pluies et les
inondations". Les résultats des mauvaises années sont concrets : le
préfet a recensé 63 départs pour 1852-53 à Movelier. Ce chiffre n'est en tout
cas pas surestimé étant donné que j'en ai trouvé une douzaine de plus en
consultant d'autres sources. A titre comparatif, pendant la même période, 36
personnes partent de Pleigne, soit le 10 % de la population et 111
d'Ederswiller, sur un total de 175 habitants ! Ces constations donnent du poids
à la remarque du préfet lorsqu'il affirme qu'on est "forcé de reconnaître que l'émigration a délivré le district d'un
grand nombre de malheureux". On peut également comprendre ses
inquiétudes :
"il est à craindre que
l'émigration qui continue dans ce district, et l'horlogerie qui prend des
développements, ne nuisent à l'agriculture en lui enlevant des bras qui lui
seraient pourtant très nécessaires".
Rapport de 1853
La
situation économique dans laquelle vivotent certains ménages devient
insupportable dès que les aléas du temps provoquent une nouvelle baisse des
récoltes et par conséquent un renchérissement du prix des denrées de première
nécessité.
On
assiste alors à une émigration de masse
de familles entières cherchant à améliorer leur conditions d'existence dans des
pays s'ouvrant à la colonisation. Cette situation n'est d'ailleurs pas propre
au Jura ni à la Suisse.
Parmi
les éléments
favorisant les départs, on ne peut écarter les subsides versés par la
commune et les lettres que des
colons envoient à la parenté ou aux amis restés au pays. Aucune n'a été
retrouvée dans les archives de Movelier. Mais en consultant la liste des
émigrés, on ne peut s'empêcher d'établir de tels liens de cause à effet.
Les départs de 1873
Durant
le dernier quart du XIXe siècle, l'Europe vit une période difficile que l'on
désigne souvent sous le terme La grande dépression. La Suisse et
bien entendu le Jura sont touchés par cette profonde crise économique. Les
départs atteignent des maxima au début des années 1880 puis reculent très
nettement à partir de 1890.
A
Movelier, les émigrants de 1873 anticiperaient-ils la crise ? Impossible
d'obtenir des renseignements dans les rapports du préfet : ils ne font pas
allusion à la situation économique. Il serait intéressant d'approfondir l'étude
d'événements qui ont marqué la commune les années précédentes. Peut-être nous
donneraient-ils une clé d'interprétation. Ce qui est certain, c'est que les
départs outre-mer sont insignifiants après 1873 alors que la population du
village baisse jusqu'en 1900. Ce recul démographique prouve la difficulté à
vivre au village. Ses habitants le quittent pour chercher du travail, mais ils
se rendent probablement dans certaines localités voisines qui s'industrialisent
et non plus au-delà de l'Atlantique.
Le candidat à l'émigration
doit remplir les formalités suivantes :
·
Publier deux fois dans la Feuille officielle du Jura son intention
d'émigrer
Une loi l'y oblige depuis 1838 afin que les créanciers
éventuels puissent faire valoir leurs droits. Cette contrainte, pas toujours
suivie et supprimée dès 1876, m'a servi de point de départ dans ma recherche.
·
Se procurer une copie de l'acte d'origine ou de baptême
·
Demander au conseil communal de le recommander auprès du préfet pour
l'obtention d'un passeport. A son tour, le préfet le recommande à la Direction
de la police du canton de Berne.
"Tout passeport devra être personnel et ne comprendre
qu'un seul individu, excepté lorsque le voyageur est accompagné de sa femme et
de ses enfants ou domestiques, lesquels, dans ce cas, seront nominativement
désignés dans le passeport."
Ordonnance de 1838, du Conseil-exécutif du canton de Berne,
art. 7
Cette formalité
n'est pas toujours observée, car le contrat de voyage délivré par l'agence
d'émigration remplace très souvent le passeport surtout dans les cas
d'émigration collective.
·
S'il possède une maison, des champs, du mobilier, l'émigrant les vend
quelques jours avant son départ.
Le 6
mars 1843, Joseph Sutterlet, de Movelier, exposera en vente publique et
volontaire, pour cause de départ pour l’Amérique tout le mobilier qui garnit
son ménage, une maison et 16 pièces de terre, à Movelier.
Delémont, le 22 février
1843
Source : Feuille
officielle du Jura, 1843, no 8
Les communes
jurassiennes accordent, en principe, des subsides à leurs bourgeois. C'est
l'assemblée qui, par un vote à main levée ou au bulletin secret, accepte de
verser des secours et décide du montant. La Feuille officielle du Jura
publie l'ordre du jour des assemblées communales. On y apprend que des demandes
d'aide sont présentées à Movelier dès 1843. Malheureusement seuls les PV des
assemblées à partir de 1860 sont
arrivés jusqu'à nous.
Les
comptes communaux nous informent que des sommes ont été versées dans ce but en
1853, 1854, 1873 et 1876.
Prenons
le cas de 1853 :
fr.
9.168.- sont consacrés aux émigrants sur un total de dépenses annuelles de fr.
10.540.-, les recettes se chiffrant à fr. 13.692.-.
Autant
dire que le poste Emigration a grevé
lourdement le budget de cette année.
En 1873, d'importants montants sont
également réservés à cet effet. Mais j'ai l'impression que ceux destinés au
transport des bourgeois qui ont fait naufrage cette année-là n'ont pas été
versés intégralement à l'agence d'émigration. (voir 15. Les naufragés)
Généralement la caisse
bourgeoise prend à sa charge le transport Movelier - lieu de destination
et y ajoute 20 ou 50 fr. par personne. Ce montant est remis aux
émigrants juste avant leur embarquement ou à leur débarquement outre-mer par
l'entremise de l'agence d'émigration.
Le gouvernement bernois
oblige les communes à verser cette petite somme à leurs bourgeois. Il espère
que ses concitoyens ne tomberont pas dans l'indigence dès leur arrivée. Ce
modeste pécule les aidera dans les premiers temps en attendant de trouver du
travail. Cette aide n'est pas uniquement humanitaire. Sans ressources, dans la
misère, les émigrants risqueraient de se faire rapatrier dans leur commune
d'origine !
Les PV
des assemblées nous apprennent qu'en janvier 1873 la commune décide de faire une offre
promotionnelle : elle paie le voyage à toutes les personnes qui
émigreront durant l'année et "leur accorde fr. 20.- de l'autre
côté de la mer"! Derrière cette généreuse proposition se cache
probablement une attitude pragmatique : elle encourage les familles pauvres à
partir, ces dépenses lui coûtant moins cher que des frais d'assistance si ces bourgeois
tombent à la charge de la caisse communale en restant au pays.
En
effet, les familles Frund, Broquet et Tièche, qui décident d'émigrer, ne sont
pas très à l'aise financièrement. L'assemblée vote également une rallonge de
fr. 100.- à employer pour se procurer des vêtements et décide que le receveur
accompagne ces familles au moment des achats. Impossible de les utiliser à
d'autres fins. Trois semaines plus tard, l'assemblée communale est à nouveau
convoquée. Cette fois, elle leur accorde des avances sur leurs bons communaux,
notamment [2]les
gaubes d'affouage. La même assemblée consent aussi à ce que chaque famille reçoive encore fr. 50.- pris dans la Caisse
des pauvres.
Elle
peut envisager plusieurs possibilités :
·
lorsqu'il s'agit de quelques départs isolés, le
receveur prélève l'argent dans la caisse communale.
·
lorsque plusieurs familles partent en l'espace
de quelques semaines, les frais sont considérables et les liquidités
disponibles immédiatement sont insuffisantes.
C'est
ainsi qu'en 1853, la commune se procure la somme nécessaire par des ventes
de bois. (Il ne faut pas oublier que les communes jurassiennes sont
riches en forêts). Le notaire de préfecture Heitsch adjuge 453 sapins pour un
montant de fr. 10.000.- à un marchand d'Asuel. Vive la déforestation ! Après
avoir touché la commission que la
commune lui verse pour cette vente, le même notaire change de casquette : il
joue son rôle d'agent d'émigration et signe avec la commune le contrat de
voyage des émigrés, empochant, le même jour, une deuxième commission pour le
même objet !
En
1873, la commune opte pour un autre moyen de financement : un emprunt
de fr. 3.200.- auprès d'une Caisse d'épargne, emprunt qui sera remboursé
ultérieurement par une vente de bois. En réalité, cet emprunt n'a pas été
contracté, le naufrage du bateau transportant les 23 émigrés ayant probablement
annulé le contrat de transport signé avec l'agence.
Probablement pas :
·
D'une part, en encourageant des individus ou des
familles pauvres à émigrer, la bourgeoisie s'épargne le versement d'allocations
de secours si ces personnes tombent à la charge de la commune en restant au
pays.
·
D'autre part, lorsque l'assemblée vote les subsides,
elle précise bien
"que si les émigrants revenaient dans la commune, ils auront à
rembourser toutes les sommes qu'ils ont reçues et ce que la commune a payé pour
le voyage de Movelier en Amérique ou la commune leur retirera leurs bons
communaux jusqu'à parfait paiement".
Assemblée
communale du 9 mars 1873
Rien de
choquant dans l'attitude de l'assemblée de Movelier, car pratiquement toutes
les communes jurassiennes agissent ainsi en cas de retour au pays. Néanmoins
certaines bourgeoisies informent qu'elles n'exigeront pas le remboursement de leurs frais si leurs
ressortissants rentrent au village après 10, voire 15 années d'absence. Que se
passe-t-il pendant ce laps de temps ? Les bourgeoisies vendent à leur profit
les bons communaux des absents. C'est une manière de rentrer dans leurs frais,
ne serait-ce que partiellement. Pour Movelier, rien n'est précisé. Mais on
pourrait supposer que les autorités communales agissent à l'instar de leurs
collègues d'autres villages.
Manière de
procéder
La
procédure se retrouve dans bon nombre de communes jurassiennes. Une fois que le
principe de l'aide est accordé, l'assemblée nomme une commission formée du maire, du receveur et de un ou deux membres du conseil
communal. Celle-ci est chargée de contacter les agences d'émigration, de
discuter les prix et de conclure le contrat de voyage.
Agences
ayant conclu des contrats ou fait des offres
En 1853
|
Agences (Je n'ai pas
pu repérer son nom) Steinmann-Drevet Beck &
Herzog |
Représentants M. Heitsch, notaire de préfecture, à Bellerive M.Berbier, négociant, à Delémont MM. Helg et Fromaigeat |
Siège principal ? Bâle Bâle |
D'après
les compte communaux de 1873, on peut déduire que les contrats sont signés avec
trois maisons différentes. Cette attitude présuppose le choix dont dispose les autorités
communales. En effet, il ne faut pas oublier que le transport des émigrants est
un marché juteux Par conséquent, à Movelier, comme en Suisse et dans d'autres
pays voisins, les agences se livrent une concurrence très vive. A remarquer
que ces entreprises ont toutes leur siège principal à Bâle, plaque tournante de
ce type de commerce.
En 1873 |
Agence Ph. Rommel
& Cie C.
Brown & Cie J.U. Schmid (Je n'ai pas pu repérer son nom) André Zwilchenbart Probablement agence française |
Représentant La commune traite directement avec le
"patron" Ph. Rommel Idem Signature illisible Ed. Schaffter, ancien
commandant, à Moutier Son représentant à Bâle M. Devantoy, à Belfort |
Siège principal Bâle
Bâle
Bâle ? Bâle Belfort |
En
1853, les agences ayant des représentants dans des localités proches de
Movelier, je suppose que ces derniers se déplacent au village ou que les
autorités communales se rendent chez eux. Pour 1873, les archives communales
ont conservé de la correspondance entre le maire et plusieurs agences. Celles-ci rivalisent en bons services et en
prix calculés au plus juste pour emporter la mise.
.
Lorsque
la profession des agents locaux nous est connue, notaire,
négociant, ancien commandant, nous comprenons qu'ils exercent cette
activité à titre accessoire et que le métier qu'ils pratiquent ou ont pratiqué
jouit d'un certain prestige et est de nature à inspirer confiance au public
potentiel.
1853 :
environ fr. 200.- , via le Havre, pour une personne de plus de
12 ans, un peu moins pour les plus jeunes
voyage d'une quarantaine de jours en voilier
1873 :
environ fr. 212.-, via le Havre, toujours pour une personne de
12 ans, les plus jeunes payant un peu moins
voyage de deux semaines en bateau à vapeur
Le prix n'a guère changé en vingt ans.
Mais le type de vaisseau permet de traverser l'océan beaucoup plus rapidement
et le confort à bord s'est considérablement amélioré même pour les troisièmes
classes.
Fr. 345.-, toujours pour une personne de plus de 12 ans, en vapeur, au départ de Bordeaux,
23 jours; il est évident que la durée peut varier d'un convoi à l'autre.
Fr. 240.-, toujours pour une personne de plus de 12 ans, en voilier, au départ du Havre,
le nombre de jours de traversée n'est pas connu
Choix de la commission communale :
départ du Havre, en bateau à vapeur.
Pour plus de précisions concernant
les prix en fonction des âges et des types de bateaux, je vous renvoie aux
échanges de correspondance entre la commune et les agences.
Le trajet de Bâle
jusqu'au Havre se parcourt en diligence ou en chemin de fer selon l'époque.
Nous disposons
d'informations pour 1873.
Le receveur communal
verse un acompte au moment de la conclusion du contrat et attend l'envoi d'une
preuve du départ en mer des villageois.
Cet usage courant veut
qu'à partir du moment où les émigrants sont montés à bord du navire, le
capitaine du vaisseau établisse un certificat d'embarquement
précisant entre autres, le nom des passagers, leur âge, la ville portuaire, la
date de départ, le nom du bateau. Sa signature est légalisée par le maire du
Havre, dans les cas concernant Movelier,
et le document est remis à l'agence d'émigration.
Lorsque la commune
reçoit ce papier, elle est certaine que ses villageois ont levé l'ancre et elle solde sa
facture.
voir Liste des émigrants
Algérie Etats-Unis Argentine
Brésil Emigrer
Total 145 dont 12 119 3 1 9
Les Etats-Unis
Aux yeux des habitants
de Movelier, ce sont les Etats-Unis qui leur offrent le plus de chances de
réussite puisque tout au long du XIXe, ils plébiscitent ce lieu de destination.
New York est le
principal port de débarquement sur le continent américain et le point de départ
vers l'intérieur du pays. Je pense que les bourgeois de Movelier ont le même
type de comportement que les émigrants d'autres communes jurassiennes : si
quelques-uns s'installent à New York, la majorité considère cette ville comme
un lieu de transit vers les états agricoles autour des Grands Lacs,
tels l'Ohio, l'Indiana, l'Illinois,
le Michigan, le Wisconsin, (http://nationalatlas.gov/natlas/natlasstart.asp)dont
la topographie rappelle le Jura. Etant donné que nos bourgeois sont presque tous paysans, tout porte à croire
qu'ils cherchent à acheter des terres pour y pratiquer l'agriculture. Je me
permets cette hypothèse en faisant des parallèles avec les états où se sont
établis certains émigrants de Soyhières, Mettemberg, Develier, Courfaivre,
etc., à la même époque, c'est-à-dire dans les années 1850. Quant aux bourgeois
qui partent en 1873, ils n'arriveront malheureusement jamais à destination.
(voir 15. Les naufragés).
Encore une remarque à
propos des lieux d'installation aux Etats-Unis :
En 1844, un bourgeois
précise qu'il a l'intention de se fixer au Texas. Et ce n'est pas un hasard. En
1836, le Texas se sépare du Mexique et devient une république indépendante
pendant quelques années avant de passer dans le giron américain. Le
gouvernement de la nouvelle république est très préoccupé de peupler ses
terres. Il signe avec des particuliers de nombreux contrats de colonisation. Le
Français Henri Castro est l'un des ces entrepreneurs qui reçoit gratuitement
une certaine superficie de terrain sur laquelle il s'engage à faire venir un
nombre déterminé de personnes en un temps limité. Les conditions sont très
favorables pour les colons. Castro axe sa campagne de recrutement sur l'Alsace.
Mais on retrouve de la propagande également dans les journaux francophones
bernois. A tel point que la Feuille officielle du Jura signale en
novembre 1843 et janvier 1844 le passage d'un agent recruteur à Delémont. Le
bouche-à-oreille a certainement fonctionné à Movelier mais aussi dans d'autres
villages car le journal la Feuille d'annonces signale au début de 1845
que "la manie de l'émigration a gagné de nombreuses familles qui
partent pour le Texas et l'Algérie".
Note : Jean Joseph Salgat, émigré en 1849, épouse aux USA Marie
Joséphine Choulat, fille de Jacques Choulat, d'Asuel, qui a aussi émigré à la
fin des années 1840. Leurs témoins de mariage sont François Salgat, je suppose
qu'il s'agit de la personne qui est partie en 1851 avec toute sa famille, et un
Ajoulot, de Vendlincourt, Auguste Corbat, ayant émigré avec ses parents, ses
frères et soeurs en 1845.
Cette anecdote confirme
deux impressions que j'ai grâce à d'autres cas dont j’ai eu connaissance aux
Etats-Unis, en Argentine et en Uruguay :
· d'une part, les Jurassiens, bien que partant de villages différents, ont
tendance à se rendre dans un même groupe d'états; les agents recruteurs les
aiguille probablement sur des régions où existe déjà une implantation suisse. A
eux de choisir s'ils veulent partir totalement à l'aventure ou retrouver un
cadre sécurisant
· d'autre part, les enfants de la génération qui émigre, une fois adultes, se
marient volontiers entre eux; cette attitude suppose que certaines familles
vivent dans le même voisinage. Avec la deuxième génération, la dispersion
géographique s'accroît.
L'Algérie
Pendant les années
1840-1843, la France lance sa politique de colonisation en Algérie. Lors de son
exil parisien, Xavier Stockmar propose au gouvernement français, en 1840, un
projet très détaillé pour la création d'une Colonie helvétienne. Ce
projet ne se réalise pas, mais peut-être que les Salgat et les Frund en ont
vaguement entendu parler. En tout cas ils doivent être au courant des offres du
gouvernement français. Ce dernier propose aux agriculteurs des terres à des
conditions très intéressantes. A cela s'ajoute le transport gratuit. Cependant
l'ambassade de France à Berne soumet l'octroi de ces facilités à la condition
suivante : les émigrants doivent "prouver
qu'ils ont des ressources pécuniaires suffisantes pour se livrer à la
colonisation". Ces informations sont publiées dans la Feuille
officielle du Jura. Des demandes de subsides sont adressées à l'assemblée
communale au début de 1843. Impossible d'en savoir plus, les registres des PV
ayant disparu.
L'émigration vers
l'Algérie ne provoque pas l'engouement et reste très limitée dans le temps.
Pour quelles raisons ?
J'ai l'impression que
les nouvelles données par les émigrés sont globalement négatives. Les retours
sont fréquents. Ils s'effectuent parfois dans des conditions dramatiques; le
préfet de Delémont dans son rapport de 1844 cite le cas de Joseph Bohrer, d'Ederswiller,
parti l'année précédente :
"il a perdu sa femme sur mer, il est revenu en
septembre, laissant un fils mourant à Lion, il est mort lui-même en octobre et
ses deux autres fils sont fort malades".
De telles expériences
doivent se répandre comme une traînée de poudre et en dissuader plus d'un.
Nos bourgeois semblent
s'être tirés d'affaire ; en tout cas, ils ne sont pas revenus à Movelier.
Les Frund ont donné de leurs nouvelles. Le secrétaire communal a porté des
annotations dans le Registre des bourgeois concernant la date de leur décès ou
du mariage de leurs enfants. On peut en conclure qu'ils ont fait souche en
Algérie.
L'Amérique latine
L'Argentine draine de nombreux émigrants mais laisse indifférents les bourgeois de Movelier,
seuls trois s'y risquent alors que les Ajoulots s'y rendent par centaines.
A l'exception de
l'épisode de Nova-Friburgo, en 1820, le Brésil n'attire pas les
Jurassiens durant le XIXe siècle. Le cas de Joseph Moritz tient plutôt de l'inhabituel.
Sa date de départ n'est pas connue. Cependant il s'est marié à Sao Paulo en
1891 avec une ressortissante de Vicques. Rentré au pays, il est décédé à
Delémont en 1936.
En ce début d'année
1873, François Joseph Tièche, Pierre François Frund, dit petit, Antoine
Broquet, dit Magnin et son beau-frère Joseph Frund, dit boché prennent une décision à laquelle ils
pensaient depuis quelque temps déjà : c'est définitif, ils émigrent avec leurs
familles. L'offre de l'assemblée communale du 19 janvier de payer le voyage à
toutes les personnes qui partiront pendant cette année-là et de leur verser, en
plus vingt francs, a balayé leurs dernières hésitations.
Ils suivent la procédure en usage dans de pareils cas :
· Présentation de leurs demandes à
l'assemblée communale ( Voir lettre de demande )
4 En date du 16 février, cette
dernière acquiesce à leurs désirs et leur accorde encore fr. 100.- pour des
achats de vêtements.
4 Le 9 mars, nos émigrants
reviennent à charge : l'assemblée leur consent quelques liquidités supplémentaires :
Õ L'équivalent en numéraire de leurs droits communaux pour 1873, voire 1874, consistant en droit de parcours pour le bétail, bois de
chauffage
Õ Joseph Frund et François Joseph Tièche reçoivent en plus une aide
complémentaire de Fr. 50.- pris sur la Caisse des pauvres.
Ces deux chefs de familles sont journaliers, ils louent leurs forces de
travail à des propriétaires, ils ont un revenu plus modeste qu'un cultivateur
comme Pierre François Frund qui possède quelques terres en propre.
· Publication de leur intention
d'émigrer dans la Feuille officielle du
Jura
Les annonces paraissent
à deux reprises : c'est conforme à la loi, les créanciers sont avertis de leur
départ.
(voir Publication de leur départ dans la
FOJ)
Démarches entreprises par les autorités communales
Ø Le maire Bréchet écrit à différentes agences qui lui proposent d'envoyer
un de leurs représentants à Movelier pour discuter de vive voix les contrats de
voyage. Chacune est persuadée "que
nous nous entendrons quant au prix et conditions, ma maison pouvant rivaliser
avec d'autres".
Ø J.U. Schmid décroche le contrat. Le 14 mars, le maire et le secrétaire
s'engagent à payer fr. 735.- pour le transport
de chacune des familles après présentation d'un certificat d'embarquement
légalisé par le maire de la ville du Havre.
Les
jeunes jusqu'à 12 ans ont des conditions plus avantageuses que les adultes et
les nourrissons de moins de un an voyagent gratuitement. L'agent a été assez
généreux dans la manière de calculer l'âge des enfants.
Les quatre familles embarquent le 17 mars sur
l'Atlantic,
un bateau de la ligne anglaise l'Etoile
Blanche propriétaire du futur Titanic. Cependant ce navire n'effectue pas
la traversée directe Le Havre-New York. Il fait escale dans quelques villes
anglaises dont Liverpool. Généralement le détour par Liverpool est déconseillé.
Mais le prix de cette variante est plus avantageux pour les passagers, donc
également pour la bourgeoisie de Movelier.
Le 20 mars, l'Atlantic
quitte le port anglais avec environ 1000 passagers à bord, dont une centaine de
Suisses, parmi lesquels 22 de Movelier et un de Pleigne
Ø Le 21 mars, le maire Bréchet est en possession des certificats
d'embarquement. La commune doit alors payer le passage de ses émigrants. Mais
les caisses sont vides. Le maire écrit à J.U. Schmid pour l'en informer et lui
demander de bien vouloir accepter un report du délai de paiement jusqu'au mois
de mai.
Ø Dans sa réponse du 24 mars, J.U. Schmid
fait remarquer que l'agence doit
payer à l'avance la Compagnie de la White Star et le transport par
chemin de fer sur territoire français. Par conséquent, elle suggère aux
autorités communales de s'adresser à une banque afin que les fonds lui soient
versés aussitôt que possible.
Ø C'est la décision que prend le conseil lors de sa réunion du 26 mars.
Puis, c'est le silence.
Déchiré par le fracas de l'Atlantic s'échouant contre des rochers près de
Halifax. 1er avril, deux heures du matin. 750 victimes dont tous les
ressortissants de Movelier et de Pleigne. (http://home.istar.ca/~areyner/Index.html)
Ce n'est que le 28 avril
que le journal Le Progrès publie un
article à ce sujet, se référant aux informations données par le conseil
fédéral :
« Le
conseil fédéral a reçu du consul suisse à New-York des rapports détaillés sur le
naufrage du vapeur Atlantic qui est parti le 20 mars dernier de Liverpool avec
près de 1000 passager et a péri le 1er avril aux environs de Halifax
(Nouvelle-Ecosse) où il a échoué. Cette catastrophe a coûté la vie à 600
personnes parmi lesquelles 62 suisses qui se répartissent comme suit: Zurich 3,
Berne 23 (toutes de Movelier) , Lucerne
3, Unterwald-le-haut 1, Bâle-Campagne 3, Soleure 1, St-GalI 28 (toutes de
Sevelen). Les Suisses qui ont été sauvés sont au nombre de 13, dont 8 zuricois;
1 lucernois, 3 soleurois, 1 st-gallois.
Ils ont été recueillis et soignés par
la Société suisse de secours de New-York et se sont rendus dans l'intérieur,
chacun avec un subside de 10 dollars.
Les
noms des personnes qui ont péri et de celles qui ont été sauvées seront
transmis aux gouvernements des cantons que cela concerne et publiés dans la
prochaine Feuille fédérale.
Le
consul suisse à Liverpool est chargé de réclamer une liste exacte des Suisses
qui s'étaient embarqués à bord de l'Atlantic.
Voici
les noms de nos malheureux concitoyens de la commune de Movelier qui sont
indiqués comme ayant péri dans le naufrage:
Freund
Joseph, âgé de 38 ans
Marianne, 41
Thérèse,12
Louis,9
Marie, 6
Joseph, 1
Pierre, 40
Marie, 44
Marie-Anne, 12
Henri-Joseph, 7
Jules-Léon, 5
Franç.-Eugène 1
Tièche
François, 41
Marle-Thérèse, 41
Marie-Elise, 5
Auguste-Florent, 4
François-Joseph, 3
Broquet
Antoine, 30
Justine, 26
Fce Marie, 8
Antoinette, 5
Judith, 3
Odiet
Olivier de Pleigne, 40 »
D'autres articles
paraissent dans la Gazette jurassienne
du 4 et Le Progrès du 6 mai. Ils
reprennent des informations de deux journaux américains. Les descriptions sont
très détaillées Est-ce le souci de
recherche des faits réels ou la préoccupation d'augmenter les ventes du journal
par l'aspect sensationnel des nouvelles ?
« Un
journal américain apporte le récit suivant du naufrage de l'Atlantic dans
lequel plusieurs de nos compatriotes ont péri :
Le 2,
des amis, des parents, partent de New-York, de Massachusetts, de divers points
de la Nouvelle-Angleterre, pour Halifax. Une collision a eu lieu sur le chemin
de fer. Trois ou quatre par sonnes sont tuées. Ce n est rien. On s'attend à
bien autre chose. On arrive à minuit à l'hôtel d'Halifax. Il faut attendre le
jour, au milieu des plus effroyables récits.
Le
matin, le petit vapeur Henry Rood quitte le quai du Commerce avec le capitaine
Merritt, de la Compagnie de sauvetage de New-York; M. Pennell, de la ligne de
l'Etoile blanche, à laquelle appartenait l'Atlantic, et des reporters du
Herald, qui s'étaient précautionnés de bateaux plus loin, pour eux et quelques
confrères.
Le
rivage est affreux à voir. Des trains de chemins de fer apportent des piles de
cercueils qui ne suffiront pas. Des charpentiers et menuisiers sont là sur le
rivage, dégrossissant du sapin à grands coups de hache, et clouant des planches
à la hâte. Le quai Cunard en est encombré.
On
arrive à Meagher-Islande, l'île témoin du sinistre. L'Atlantic sort de l'eau
par ses mâts. Mais ce n'est pas là ce qui inquiète. D'innombrables petits
bateaux, montés par les pêcheurs les plus intrépides, et munis de harpons,
grappins, cordes, sillonnent la mer, à travers les écueils. Ils nagent au
travers de mille débris de planches; de lettres de Suède et de Danemark;
d'appareils photographiques, de membres nus qui flottent.
Nous
voilà sur le roc qui a été le théâtre du désespoir. Il a 30 pieds de côté.
C'est là que des centaines de malheureux ont attendu vainement du secours. Il
faudrait des volumes pour raconter tous les actes d'héroïsme ou de cruauté
qu'il a vus. Les bateaux sont encore obligés de repousser les brigands de la
mer qu'on appelle Ghoules, et qui viennent pour piller. En voici deux qui se
battent sur un écueil. Ils tombent à la mer. Ils ne pilleront plus. Et
cependant la mer continue à porter des cadavres au rivage, où on les entasse,
et où ils forment la colline de la mort. Nous les reverrons en revenant.
Autour
du roc, tout a été sondé. Il n'y a plus de cadavres au fond. On dépèce au large
le navire qui s'en va déjà en morceaux. On attend les reporters du Herald, qui
se sont fait descendre, avec un appareil de plongeur, dans les flancs de
l'Atlantic. Là ils ont vu des piles de morts, environnés de poissons qui les
dévorent, avec les restes de la cargaison avariée.
Là
était la "chambre nuptiale" de M. Fisher, de Vermont, qui avait été
avocat à Londres et Venait d'épouser
mis Ripley, fille du gouverneur de la Banque nationale du comté de Rutland. Il
venait faire une surprise à sa famille de New-York. Sa femme l'a supplié de se
sauver seul. Il a refusé. Au reste, tous les maris ont eu le même héroïsme. Le
câble l'avait dit. On les voit là avec leurs femmes.
Des
mères sont avec leurs enfants, dont on ne peut les séparer. Les bras sont
raidis par la mort. Une belle femme a serré et noué sa robe et ses châles
autour d'elle, pour soustraire son corps aux regards. Un vieillard serre dans
sa main une bourse et cinquante souverains. Des femmes sont dans l'attitude de
la prière. Des hommes ont les bras étendus, comme s'ils voulaient nager.
Leurs yeux
sont démesurément ouverts, comme pour chercher une chance de salut. Il y en a
dont les poches ont été coupées par les voleurs. D'autres, comme M. Davidson
ont encore sur eux des centaines de dollars. D'autres avaient de l'or cousu
dans leurs habits; il a été arraché. Il y a des enfants qui paraissent dormir
dans leurs berceaux, Dans les cabines, près du gouvernail, il y a encore 100
cadavres.
Il y a
eu aussi des scènes de dévouement admirables. William Heymann a sauvé le seul
enfant qui ait échappé. Heymann passait par un sabord il entend derrière lui une voix qui lui crie : "Sauvez
d'abord le petit ! ". Presque épuisé, il rentre dans le vaisseau et sauve
le petit.
Deux
hommes n'ont pas voulu être sauvés. M. Albert Sumner a ôté son paletot, et
s'est précipité d'un mât dans la mer. Il ne pouvait plus supporter l'angoisse
du désespoir.
C'est
en revenant au rivage qu'on apprend ces derniers détails, et ceux de l'héroïsme
de William Hoey, qui s'était accroché à une roche et arrachait à la mer, avec
les dents, les nageurs épuisés comme lui.
Il est
impossible de mettre de l'ordre dans tous ces faits, surtout lorsqu'on voit les
rangées de cadavres entassées sur le gazon, et ceux qu'on jette dans une vaste
fosse commune, et les visiteurs qui viennent là reconnaître, s'ils peuvent, un
ami ou un parent dans des lambeaux de corps, des cadavres dont la bouche écume,
des membres tordus par les convulsions, des paquets de chair meurtrie et
sanglante!
C'en
est trop, et on apporte toujours des cercueils. Il y en a en métal pour les
passagers de salon, que le Capitaine Williams doit faire transporter sur la
continent ; il faut qu'il reste sur le rivage, qu'il surveille I'embarquement
dans le train. Ce sera le châtiment de la négligence qu'on lui reproche
jusqu'ici.
Il est navrant
à voir et à entendre. Il ne peut
oublier une petite fille qui s'accrochait à son cou et lui criait de la
sauver. Il dit qu'il s'en souviendra jusqu'à son dernier moment. Le malheureux
n'avait jamais été à Halifax, et il est incontestable qu'il a été victime de la
parcimonie de la Compagnie.
Le
charbon, surtout à cause de la grève des mineurs anglais, était beaucoup plus
cher en Angleterre qu'en Amérique. La compagnie de l'Etoile blanche réalisait
des bénéfices considérables en achetant le moins possible en Angleterre. Les
actionnaires gagnaient 225,000 francs de dividende par trimestre.
Et si
le capitaine Williams n'avait pas eu encore ses deux jours de charbon pour
aller jusqu'à Halifax, il était condamné à mourir de faim. Il n'avait que pour
deux jours de vivres ! Quelle imprévoyance et quelle parcimonie ! Les fautes de
la Compagnie n'excusent pas l'insouciance du capitaine, qui n'a pas fait faire
de sondages prés de la côte, et qu'il a fallu secouer pour le réveiller.
Voilà
ce qui se disait encore, le 3, à New-York et à Halifax, quand nos reporters
amassaient à la hâte et en tas tout ce que nous venons d'essayer de
débrouiller, et en le racontant comme si nous y étions, tant il nous a été
impossible de démêler des incidents dont nous omettons encore une partie !
Voici
encore quelques détails que nous empruntons au Monde :
L'Atlantic
partait de Liverpool le 20 mars. Il
s'arrêtait à Queenstown le 21 pour prendre les dépêches et les voyageurs, puis il
reprenait sa route. Il portait, y compris les hommes d'équipage et les
passagers, plus de 1,000 personnes. Le temps était orageux, mais dans la
traversée il n'a pas rencontré de fortes tempêtes, et vers le dixième jours, 31
mars, on s'aperçut que le charbon manquait et le capitaine Williams se décida à
tirer une pointe sur Halifax pour s'approvisionner. Vers minuit, d'après les
calculs faits, le navire se trouvait à 35 milles du cap de Sambro. A deux
heures, par fatale méprise, on prit le phare de Prospect pour le phare du
Sambro, et le navire se jetait sur les rochers de Meagher, et après deux ou
trois secousses, avant qu'on eût pris aucune mesure pour sauver les passagers,
il s'enfonçait sous les eaux. S'il y avait eu plus de profondeur, personne n'eût
échappé. Il s'enfonça de telle sorte, qu'a l'exception du mât de beaupré, toute
la coque disparut. Ceux qui périrent étaient presque tous endormis, On évalue
le nombre des victimes à 750. Près de 250 personnes, y compris le capitaine ont
trouvé un refuge sur le rocher. »
« Plusieurs
personnes de Movelier nous demandent des détails sur le terrible naufrage de
l'Atlantic dont 23 de leurs malheureux combourgeois ont été victimes. Jusqu'à
présent nous n'avons pu recueillir que les renseignements suivants apportés en
Europe par le Courrier des Etats-Unis du 5 avril:
Le
télégraphe continue à nous transmettre des détails circonstanciés sur le
naufrage de l'Atlantic. Une dépêche de Halifax dit qu'on a retrouvé les corps
de MM. John Price. H.S. Hewitt, Meritt,
tous trois de New-York, Albert Sumner , de San-Francisco , et Met-calf,
second-lieutenant de l'Atlantic. Ces restes ont été placés provisoirement dans
des cercueils de bois, en attendant la récep-tion de cercueils métalliques. Le
corps de Mme Fisher n'a pas encore été retrouvé. Les corps des passagers
d'entrepont et des hommes d'équipage seront inhumés à Halifax. Ceux des
survivants du naufrage qui sont attendus aujourd'hui à Boston, serons
transférés à New-York par un steamer de la ligne Narragansett, il est probable
qu'ils arriveront en cette ville demain matin. Hier le nombre total des Corps
retrouvés était de 164.
...
On a
entendu une des naufragées dire à son mari : " Laissez-moi et tâchez de
vous sauver seul. Il est impossible que vous nous sauviez tous deux. " Le
mari repoussant cette proposition, a étreint sa femme dans ses bras et, un
moment après, ils ont été engloutis ensemble. On dit que les traits analogues
de dévouement ont été nombreux et on attribue à cette raison le très petit
nombre d'hommes mariés qui sont parmi les survivants : ils ont préféré mourir
avec leurs femmes et leurs enfants que d'essayer de se sauver sans eux.
Plusieurs
des naufragés s'étaient munis d'appareils de sauvetage, mais elles avaient
fixés à la partie inférieure de leur corps. Il en est résulté que lorsqu'ils
ont quitté l'épave en s'aidant de la ligne de va et vient, ils ont fait la
culbute et se sont noyés. On voyait une grande quantité de cadavres flottant
ainsi la tête en bas
Parmi
les passagers se trouvait un homme qui ayant habité quelques temps l'Amérique,
était allé en Angleterre pour chercher sa famille. Il revenait par l 'Atlantic
avec sa femme et ses cinq enfants. Enfants, mère et père, tous ont péri.
Beaucoup
des survivants sont couverts de contusions, provenant de la violence avec
laquelle ils ont été poussés contre les rochers. Il en est un qui a eu les deux
jambes brisées ainsi. Trois ou quatre ont dû être mis à l'hôpital à Halifax.
Le
quartier-maître Thomas raconte qu'à 2 heures du matin il est allé trouver sur
le pont le second-Iieutenant Metcalf, et lui a dit que d'après ses calculs, le
navire avait fait assez de chemin pour ,atteindre le phare de Sambro, et qu'on
ferait bien, par conséquent , de cesser d'avancer vers la terre. Si cette
observation eût été écoutée, on n'aurait pas à déplorer ce terrible désastre.
Mais M. Metcalf répondit au quartier-maître qu'il n'était pas le capitaine ni
le second, en d'autres termes, de se mêler de ses affaires.
Aux
dernières nouvelles, l 'Atlantic était dans la même position qu'au moment du
désastre, et si le beau temps continue la cargaison sera presque complètement
sauvée.
Il n '
y a qu'une voix pour flétrir la conduite d'une partie de l'équipage de
l'Atlantic. Des misérables matelots , recrutés sur les quais de Liverpool,
s'étaient distingués dès le commencement du voyage par leur insubordination et
par diverses tentatives de vol ; mais c'est pendant et après le naufrage qu'ils
ont donné la pleine mesure de leur valeur. A l'approche des embarcations de
secours l'épave du navire aux agrès duquel
étaient accrochés tant de malheureux, les hommes d'équipage repoussaient
violemment les passagers pour s'élancer avant eux dans les bateaux. Ils
dévalisaient les morts et les mourants,
et l'on cite des cas où ils n'ont pas reculé devant des actes horribles de
mutilation pour s'emparer de bagues ou de boucles d'oreilles victimes.
Deux ou
trois cents passagers sont attendus demain à New-York et aussitôt arrivés une
enquête sera ouverte sur les causes qui ont amené ce terrible désastre. »
Ø J'ai cherché à savoir comment les autorités communales ont réagi à cet
événement tragique. Il n'en est pas fait mention dans les séances du conseil.
Si l'on se réfère aux comptes communaux, l'emprunt prévu pour payer les frais
de passage n'apparaît pas dans les recettes et aucune somme n'est versée à
l'agence Schmid. Probablement que le naufrage a eu pour conséquence une rupture
du contrat. Par contre, la commune encaisse fr. 210.- que Pleigne lui verse
pour avoir payé en son nom le prix du transport de leur unique ressortissant
décédé lors de cette catastrophe.